Ce soir là, je fais un vol super : plaisir à l’état pur. Je commence à me diriger vers les antennes, je traverse une zone légèrement ascendante. 0,2 … 0,3 m/s, c’est tout petit, c’est technique et ça ne fait pas peur. Je reste là 3/4 h et mètre par mètre le prends 600 m. Je tente la transition sur Courchon en face. Je perds trop, je ne raccrocherai pas, je vois que devant le décollage ça s’est mis à monter et que ça transite : la fameuse confluence s’est mise en place, je retourne à la crête je me refais, je vais jusqu’au décollage et je fais la transition. J’arrive sur Courchon où je me fais contrer, plus possible d’avancer vers le nord, ça n’avance plus. L’air est l’huile, c’est l’extase, j’ai vraiment l’impression d’être un oiseau, de voler sans contrainte et sans limite. Il commence à faire nuit. Je suis à 2600 m, il faut que je retraverse jusqu’au Chalvet, puis jusqu’au lac, j’ai 1600 m à perdre, ça va prendre un certain temps, il faut rentrer, ça devient urgent. J’étais haut, j’étais seule, et je n’avais pas peur, car ce n’était pas turbulent.
Ça n’arrive pas qu’à moi !
Où en suis je aujourd’hui ? J’ai chassé le monstre de ma tête, ou au moins la plus grosse partie. J’ai retrouvé le plaisir de voler. Mon niveau stabilisé, c’est vol local et faire le plafond en conditions thermiques moyennes. Même si j’ai fait de petits parcours, je sais qu’il aurait fallu y consacrer plus de temps pour pouvoir stabiliser la confiance sur ce type de vols. Le parapente est un sport qui demande du temps et une continuité de pratique.
Ce qui m’est arrivé est loin d’être unique. A partir du moment où j’ai osé en parler, j’ai pu constater que beaucoup de pilotes vivaient ou avaient vécu une période de blocage ou de régression. J’ai constaté que c’est un phénomène qui peut arriver à différents niveaux dans la progression. Il est fréquent chez les pilotes à leur sortie d’école : ils ont suivi la progression et s’y sont rarement fait des frayeurs. Ils achètent leur voile et vont voler de leurs propres ailes. Ils se sentent autonomes. Ils ont bien une conscience théorique du risque, mais c’est un peu la période où l’on se croit invulnérable. Ils commencent à pousser plus loin le vol. Un jour, un incident plus ou moins bien géré et c’est la prise de conscience brutale des risques et des exigences de l’activité. Le pilote se retrouve seul face à son problème. C’est difficile d’en parler. Il n’a pas forcément le temps et l’énergie nécessaires pour s’atteler de lui même à sa réadaptation. Certains retournent dans un stage de perfectionnement. Beaucoup arrêtent. Les uns très clairement, en revendant leur voile, d’autres moins nettement. Ils ont du mal à quitter le milieu, l’ambiance. Ils sont sur les décollages avec leur voile, partagent l’attente des bonnes conditions, les petits potins, tout ce qui compte aussi dans la vie d’un parapentiste, mais repartent souvent sans avoir volé.
L’événement déclencheur du blocage varie selon le niveau des pilotes : une même fermeture fera trembler un pilote qui a 40 vols, et semblera une routine pour un compétiteur. La sensibilité de chacun joue aussi : certains seront très touchés par ce qui pourrait paraître une simple frayeur, alors que d’autres enchaîneront incidents sur accidents, sans être traumatisés pour autant, ni faire évoluer leur manière de voler. Le fait de voir des incidents et des accidents autour de soi est souvent un facteur déstabilisant, qui renforce l’impact des incidents que l’on peut vivre soi même. Un autre facteur traumatisant est de ne pas pouvoir trouver les causes d’un incident de vol. C’est important d’analyser, sinon l’incident reste quelque chose d’inexplicable, donc imprévisible, et dès lors voler prend un caractère aléatoire insupportable.
Chez les pilotes habitués à pratiquer le cross et à gérer des incidents de vol, c’est un accident ou une très grosse frayeur qui est l’élément déclencheur. L’un d’eux, sorti indemne d’une autorotation jusqu’au sol qui par bonheur s’est terminée dans un arbre, me disait « je pensais avoir la maîtrise technique correspondant au niveau des vols que je faisais. Maintenant je me rends mieux compte ». Voler à haut niveau demande une disponibilité de temps et d’esprit, qu’il est difficile de garder en permanence. Même les pilotes de compétition connaissent des passages à vide, parfois relativement longs. J’ai vu des pilotes brillants faire une très mauvaise saison, jusqu’à parfois disparaître du circuit… et réapparaître l’année suivante, revenus à un très bon niveau!
Comment faire pour s’en sortir ?
D’abord comment faire pour ne pas en arriver là. Cela reste une de mes grands interrogations de monitrice. Comment for¬mer les pilotes pour qu’une fois autonomes ils volent et progressent en sécurité ? Car j’ai l’impression qu’on a beau sensibiliser les élèves sur les risques de l’activité, les prévenir quand on les voit dans leur période euphorique, il faut que chacun vive lui même une alerte pour intégrer réelle¬ment les risques de l’activité. C’est un peu comme les enfants avec la porte du four, il faut qu’ils se soient brûlés une fois, pour y faire vraiment attention.
La progression suit une constante : peur initiale donc prudence, progrès donc plus de confiance, donc plus de risques, jus¬qu’à l’alerte, qui incite à retrouver une certaine prudence, jusqu’à avoir repris confiance, jusqu’à nouvelle alerte. Tout au long de sa pratique, le parapentiste vit cette régulation. Le tout, c’est que les alertes soient justes assez fortes pour jouer leur rôle et pas trop pour ne pas laisser de séquelles, physiques ou psychiques.
Moins le pilote a d’expérience, plus il est vulnérable : sous sa voile, pour réagir à l’incident, et au niveau psychique pour l’assumer. Les années d’expérience sont comme le matelas qui amortit la chute, son épaisseur compte beaucoup. Plus elle est importante, moins l’incident sera vécu comme traumatisant. Il faut donc accepter de progresser lentement. Ne pas vouloir brûler les étapes. C’est tellement tentant de voler plus longtemps, dans des conditions plus fortes. A l’entrée de Barrème, il y a un grand panneau d’information sur les risques de feu en forêt : 100 ans pour faire un arbre, quelques secondes pour le détruire. Un parapentiste c’est pareil, c’est très long à construire, tellement facile à détruire, physiquement ou mentalement.
Dans la progression il est capital de développer les sensations sous la voile. Vouloir voler plus longtemps, c’est voler en thermique, donc bien vivre la turbulence et sa¬voir maintenir sa voile au dessus de la tête. Beaucoup de blocages ont leur origine dans des frayeurs en conditions thermiques. Ce qui m’étonnait le plus quand j’avais du mal à me mettre en l’air, c’était de voir décoller des pilotes ayant visible¬ment très peu de sensation de leur voile, et qui se baladaient allègrement dans des conditions demandant de la vigilance.
Moi je suis une fan du statique. Dans les Alpes du Sud, on a des brises fortes
l’après midi, qui nous empêchent de voler, mais qui nous permettent de faire du statique pendant des heures. Ça faisait partie intégrante de la formation dans nos stages, quel que soit le niveau. Quel plaisir de jouer des heures avec sa voile, et quels progrès dans la maîtrise de l’aile.
Acheter une voile à son niveau est aussi capital. Car l’important pour bien voler, c’est d’être bien sous son aile. Ça permet de se faire plaisir, mais c’est aussi le meilleur gage de performance. A part si on fait des compétitions A, on peut faire toute sa vie de pilote avec les voiles intermédiaires actuelles. Leurs performances sont telles qu’elles permettent les plus beaux cross.